Marcel Duchamp et sa descendance nécrosée
De l’art de laisser un champ de ruines après son passage : splendeur (fugitive)
et décadence (durable) de l’art conceptuel.
et décadence (durable) de l’art conceptuel.
A 20 ans, j'avais un mépris absolu pour ces connards qui, dans toute expo un peu avant-gardiste, se permettaient des remarques sur les œuvres exposées et expliquaient à la gourdasse blondasse à fourrure qui les accompagnait immanquablement qu’ « un enfant de 10 ans pourrait en faire autant. » Qui se plantaient devant les tableaux d’un air supérieur en moquant le manque de technique de l’artiste.
Maintenant, quand je vais dans des expos d’art contemporain, je me surprends à penser le même genre de choses. Ce n’est pas que j’ai changé. Juste que le marché de l’art est devenu tellement stérile et faisandé qu'en arriver à ce genre de jugements est inévitable. Désormais, ceux qui me débectent plus que tout, c’est les connards qui pontifient devant des bouses absolues et prennent des poses de mécènes modernistes. C’est triste, quand même, quand l’air du temps vous oblige à prendre des postures de réac…
Janus Lumignon : Boticelli et moi, souvenirs d'un dandy
Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique…
Marcel Duchamp
1917, New York. Marcel Duchamp, peintre français exilé aux states et génie conceptuel sans équivalent, expose pour la première fois en public un de ses fameux Ready-made (objet manufacturé détourné de sa fonction première et présenté comme une œuvre d’art à part entière). Pas n’importe lequel. Celui-ci représente un urinoir et est sobrement intitulé « Fontaine ». Le but ? Montrer qu’il y a autant de poésie dans la plus modeste invention de la civilisation moderne que dans les chefs-d’œuvre du passé. Pavé dans la mare de l’art moderne tout juste naissant et scandale retentissant. Le monde de l’art ricane. Taxe de mongolisme ce bon Marcel. Et se désintéresse – provisoirement – de la question.
Le ver est dans le fruit.
2007, la Fiac. Des observateurs de l’ONK, déguisés en marchands d’art teutons, arpentent les allées de la plus grande foire d’art contemporain française. Cigares au bec, sac Vuitton en bandoulière (il s’agit de ne pas attirer l’attention…), ils notent consciencieusement les résultats de leur investigations. Trois jours plus tard, alourdis par les petits fours, gavés d’œufs de lump jusqu’à l’écoeurement, ces braves entre les braves, envoient leur compte-rendu à la rédaction. La chose s’intitule : « Néant absolu. » Et trace un portrait plutôt d’acide du landerneau artistique parisien.
Extraits :
Extraits :
L’œil est fatigué, déçu. Les rares fois où quelque chose de revigorant se présente dans le champ de vision, c’est chez les galeristes qui exposent des artistes datés : Basquiat, Soulages, Bacon. Ok, bibi, c’est parfait tout ça, mais le neuf, le nouveau, il est où *?
Le tout donne l’impression de traverser une forme d’hallucination collective. On se frotte les yeux, abasourdi : Ce type qui a gribouillé sur une feuille A4 deux rondins de bois en train de forniquer, il les vend bien à 50 000 euros ? Le gus responsable de cette assiette en carton pliée en deux, sans autre forme d’ornementation ou de travail, il croit vraiment nous faire croire qu’il y a un discours ou une démarche à saisir ? Ce Goldorak géant en plastique blanc (5m de haut), est ce vraiment possible que son concepteur soit taxé de grande révélation de l’exposition ? Ce gigantesque Marcel en lettres d’or, tournoyant sur un socle noir ** est-il censé m’inspirer autre chose qu’un rictus désabusé ? ...
Ce qui est fou, quand même, c’est que 90 ans après Duchamp, on en revienne à des démarches similaires à la sienne, mais sans aucune profondeur ni réflexion. Juste un plagiat toujours répété du geste initial de Duchamp. Le pauvre doit se retourner dans sa tombe…
Bien sûr, à l’ONK, on sait que la FIAC n’est qu’un événement parmi d’autres. Et que ça fait longtemps que plus personne ne croit pouvoir y trouver quelque chose ressemblant à une démarche d’avant-garde. De notoriété publique, l’endroit tellement pourri par le fric et les divagations des spéculateurs de tous bords, que l’Art n’y a plus vraiment droit de cité. Mais, il s’avère quand même que ce grand néant de l’art contemporain est terriblement représentatif de l’état de mort clinique de la création et du marché de l’art ***. Et qu'entre les expérimentations initiales de quelques génies isolés (Duchamp, Malevitch, Mondrian) et leurs resucées à bientôt un siècle d'intervalle, il y a un gouffre que rien ne vient combler.
Les premiers déboulonnaient tout, luttaient pour ouvrir de nouvelles voies à l’art.
Les suivants (les suiveurs) se sont assis sur leurs acquis pour ne plus en bouger.
Quand Malevitch lance le suprématisme au sortir de la Première Guerre Mondiale, cela s’inscrit dans une démarche longuement pensée, théorisée et très très loin d’un calcul commercial. Et lorsqu’il peint le premier monochrome de l’histoire de l’art (Carré blanc sur fond blanc), Malevitch révolutionne l’art, lui ouvre de nouveaux horizons, même si c'est dans le dénuement expressif le plus total. Dynamiter la figuration pour mieux sauter à l'essentiel. (ci dessous, Carré noir sur fond blanc).
Lorsque le hollandais Mondrian abandonne le figuratif pour se lancer dans ses célèbres compositions abstraites dépouillées jusqu’à l’extrême, c’est tout sauf une solution de facilité. Plutôt le résultat d’un processus artistique exigeant dans lequel il s’est investi à corps perdu.
Par contre :
Quand en 1961Piero Manzoni enferme sa propre merde dans des petites boîtes vendus ensuite à prix d’or sous le titre de « boîte à caca », c’est évidemment plus un calcul marketing qu’une démarche artistique. Et un gadget lucratif destiné à faire parler de lui plus qu'une oeuvre.
Quand Buren, cette huître pitoyable et rébarbative, répète pendant 50 ans le même motif à rayures sur tous les supports imaginables, jusqu’à devenir le peintre le plus côté de France (notamment parce que les institutions culturelles lui proposent des sommes faramineuses pour des projets nullards), la chose interpelle un minimum tout amateur d’art qui n'est pas parti pisser au moment de la grande distribution des sens critiques...
Quand Ben – le misérable avorton qui peint des tableaux noir avec un slogan en blanc écrit dessous – va jusqu’à infester les trousses et agendas de nos petites têtes blondes, tout en restant une référence du monde de l’art, on se dit que quelque chose cloche. Et que, encore une fois, Debord avait tout compris et tout deviné dans La société du spectacle : «la culture, devenue intégralement marchandise, doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire.»
Le geste inaugural de Duchamp, splendide, ne pouvait par définition être répété. Ne pouvait s’inscrire que dans un moment donné, pour ouvrir de nouvelles directions après avoir tout mis par terre. C’est exactement le contraire qui s’est passé. Et depuis 90 ans maintenant, la plupart des artistes se posent une question par définition insoluble : comment aller plus loin ? Comment trouver un concept plus révolutionnaire ? Débilité absolue du raisonnement qui conduit aux pires effractions esthétiques. Et a fini par pourri définitivement l'immense majorité d'un l’art conceptuel qui n'a par la suite pas tardé à se positionner dans la lignée des productions cupides de cet arnaqueur aux petits pieds et à l'appétit financier gloutonnesque (cf. ci dessous, une de ses multiples génuflexions aux pieds du dieu dollar) qu'était Andy Warhol.
Dans l’art, le peuple ne cherche plus consolation et exaltation, mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l’étrange, l’extravagant, le scandaleux. Et moi-même, depuis le cubisme et au-delà, j’ai contenté ces maîtres et ces critiques avec toutes les bizarreries changeantes qui me sont passées par la tête, et moins ils me comprenaient, et plus ils m’admiraient.
Picasso.
Marcel Duchamp : LHOOQ
* rassurez vous : le rédacteur de cette note au ton vulgos a été viré directos. L’ONK, c’est pas Gala, hein…
** Oui, oui, ça nous a tellement dérouté qu’on en a fait notre porte-drapeau…
*** Pour s’en convaincre, si aller à la FIAC vous répugne (on comprendrait), la lecture d’Artistes Sans Art, de Jean Philippe Domecq, est impérative : magistral démontage de la facticité absolu de l’art contemporain et de son fonctionnement financier. Il y insiste avec pertinence sur ce phénomène pervers qui fait de tout détracteur de l'art contemporain un réactionnaire en puissance. Lui en a d'ailleurs plutôt fait les frais, ses positions radicales sur l'art contemporain ne lui ayant pas fait que des amis...
Ps : Cette diatribe contre l’art contemporain et les suiveurs artistiques au 20ème siècle, il nous apparaît nécessaire d’y apporter un léger bémol. Parce que nous n’avons traité ici que de l’approche conceptuelle de l’art celle initiée par Duchamp et basant son travail sur les idées plus que sur l’esthétique. Si l’on aborde l’art rétinien, à savoir celui qui explose aux yeux plus qu’au cerveau (Bacon, De Staël, Basquiat, Pollock, Asger Jorn...), qui s’adresse à l’imagination plus qu’à l’intellect, alors notre point de vue sera immensément différent et mille fois plus laudateur. Mais depuis les années 1990, l’art rétinien a quasiment disparu du champ de l’art contemporain…